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L. Ladouce, Physique et métaphysique de la pornographie
CAUSA Magazine politique et culturel bimestriel N° 14 mai - juin 1987 La famille en crise Article de Laurent Ladouce Physique et métaphysique de la pornographie Dans toutes les cultures, les rapports de l’être humain avec la signification de sa propre sexualité ont toujours été empreints de sacré. En ce sens, la pornographie actuelle, culte sexuel dépouillé de toute ornementation « religieuse » ou métaphysique, dénoté une mutation décisive vers le nihilisme et l’autodestruction. C’est cet enjeu primordial qui reste complètement occulté dans le débat sur le phénomène pornographique. Pornographie : de porné, mot grec qui signifie prostituée et graphein, qui veut dire décrire. Si l’on s’en tient à l’étymologie, la pornographie est la description ou la représentation d’actes sexuels ou de postures licencieuses accomplis pour de l’argent. De ce point de vue, le périmètre pornographique est aisément délimité ; un réseau de livres, de films et de vidéo-cassettes, mais aussi de magazines, téléphones et autres minitels roses qui vendent à un marché grandissant de consommateurs-voyeurs la jouissance non pas d’actes sexuels réels mais de leur représentation. Il est également aisé de définir les caractéristiques générales du matériel pornographique : absence quasi-totale de scénario amoureux ou affectif précédant la mise en scène des accouplements ; caractère obscène, voire bestial de ces derniers ; accent mis sur le sens de la vue et donc incitation au voyeurisme ; indigence des moyens artistiques ou esthétiques et caractère extrêmement répétitif, mécanique, voire monotone de ce que l’on donne à voir. Or, tout cela n’est que la physique de la pornographie. Dès l’instant où l’on essaie de comprendre la signification plus profonde, proprement métaphysique de ce phénomène, on est frappé par son extrême complexité. Or, nous avons le devoir intellectuel et moral de penser cette complexité, d’en pénétrer l’intime secret. En effet, en l’absence d’une réflexion de fon qui aille jusqu’au cœur, jusqu’au noyau de la Weltanschauung pornographique, nous sommes hélas condamnés à de stériles débats superficiels et à devenir en fin de compte les victimes résignées de cette idéologie. Idéologie qui est proprement de l’ordre de la spiritualité, mais en négatif : la pornographie véhicule, en effet, non pas des idées, mais des émotions qui touchent à ce que l’être humain porte en lui de plus profond, mais aussi de plus vulnérable. On ne peut malheureusement que le déplorer : peu de personnes, en France, semblent comprendre véritablement la signification de ce problème, et donc sa gravité. La vie en rose On a pu s’en apercevoir récemment lors du débat – ou plutôt de l’absence de débat – suscité par l’interdiction d’affichage et de publicité de quelques magazines pornographiques. Certains ont courageusement approuvé la décision du Ministère de l’Intérieur, mais n’ont pas saisi l’occasion d’expliquer en profondeur pourquoi la représentation obscène de la sexualité sous toutes ses formes leur semblait une chose grave. D’autres, saisissant le prétexte que leur offrait le salon du Livre, ont brandi à (grand) tort et à travers le spectre de la censure. Parmi eux se trouvaient un certains nombres de dignitaires et d’intellectuels socialistes. Cela surprend au premier abord si l’on se remémore la croisade de madame Roudy contre l’exploitation du corps féminin par la publicité ou encore les chastes émois de Laurent Fabius ordonnant la saisie par la maréchaussée de l’hebdomadaire Minute qui avait montré le torse dévêtu de madame Fabius en vacances. Lorsqu’on regarde d’un peu plus près, la réaction de la gauche à l’interdiction d’affichage est néanmoins tout à fait logique : des journaux comme Libération, Le Matin ou encore Le Nouvel Observateur dont l’orientation idéologique est connue, engrangent de très substantiels bénéfices grâce aux petites annonces et téléphones roses, ainsi qu’aux réseaux de « convivialité » par Minitel dont ces publications font une active promotion. Mais alors, que penser de la réaction d’une certaine droite libérale qui n’hésite pas à rappeler plusieurs fois son « opposition à toute censure, à tout ordre moral » (François Léotard) au risque de désavouer explicitement l’application de la loi de 1949 par le Ministre de l’Intérieur ? En fait, cette convergence des « libéraux » avec les socialistes sur une question de mœurs (on dit aujourd’hui « de société ») n’a rien de surprenant. Dans une nation comme la France, le libéralisme politique et économique se confond trop souvent avec un libéralisme moral selon lequel toutes les opinions, tous les désirs, voire tous les fantasmes se valent au départ : c’est la loi de la concurrence qui doit promouvoir les meilleurs et rejeter les autres dans l’oubli. Le silence inquiétant des poètes On n’est donc pas surpris outre mesure part l’absence de débat de notre classe politique sur le problème de la pornographie. On est en revanche stupéfait par le silence des autorités religieuses dans leur ensemble. Mises à part quelques individualités s’exprimant à titre personnel, l’épiscopat n’a pas jugé utile de faire entendre sa voix sur un sujet aussi grave. Mais ce qui est peut-être le plus singulier, dans toute cette affaire, c’est aussi, et peut être surtout, le silence des artistes, particulièrement de nos grands écrivains. Il y a là, dans une nation comme la France, un phénomène vraiment consternant. Contrairement, en effet, à une idée reçue selon laquelle les Français sont depuis toujours des athlètes épanouis de l’amour physique, notre pays est certainement, dans le monde, celui où la méditation tourmentée, ambiguë, parfois torturée sur la métaphysique et les abîmes du sexe est allée le plus loin. Pôle d’équilibre fragile entre la grivoiserie gauloise, la gnose platonicienne de l’éros et la spiritualité conjugale chrétienne, la France a été le terreau d’une poésie de l’amour exceptionnellement profonde et d’une résonance universelle. Après avoir été la patrie par excellence des troubadours et de l’amour courtois, et donc du salut par la chasteté, la France est aussi devenue la nation des poètes maudits qui ont recherché désespérément, jusqu’à la folie et la mort, une sorte de sur-salut, de dépassement impossible de la condition humaine par le mal absolu s’incarnant dans le sexe. Ainsi, l’idéologie naturaliste, banalisante, quasiment médicale et « hygiénique » de la pornographie actuelle qui montre tout et ne donne rien à voir est à l’opposé de la sensibilité française profonde, que l’on retrouve dans des auteurs aussi variés que Racine, Choderlos de Laclos, Baudelaire, Barbey d’Aurevilly, Rimbaud, Verlaine, Apollinaire, Bataille, Pierre Emmanuel ou André Pieyre de Mandiargues. Tous ces auteurs l’ont montré avec un génie puissant : la sexualité humaine ne va pas de soi, elle est par excellence la voie d’accès à l’Absolue, à l’infini, au divin ou à leur figure inversée : le Néant et le diabolique. Il s’agit, encore une fois, d’un trait spécifique de la littérature française et dont on ne trouve, peut être, un équivalent aussi achevé que dans la littérature japonaise. Ces grands écrivains perçurent, au terme d’une recherche quasiment initiatique, que le tabou qui entoure le sexe n’a rien, originellement, ou essentiellement, d’un simple tabou social, moral ou culturel destiné à tomber un jour pour faire place à une totale liberté. Il s’agit d’un tabou métaphysique lié à la condition humaine elle-même marquée par la liberté, la conscience et la recherche du sens et de la transcendance. Si l’on trouve chez Baudelaire, Rimbaud ou Bataille quelques traces de soufre, il convient d’y voir moins l’amour romantique du mal que le dépit d’un bien qui se confond trop souvent avec les conventions humaines de la morale au lieu de coïncider avec l’éclat divin de la vérité. D’une manière qui peut paraître paradoxale mais que la mystique aide à comprendre, leurs « saisons en enfer » poético érotiques procèdent au départ d’une même vision pessimiste de la sexualité humaine abîmée par la chute et le péché originel, que celle des grands saints. Paul ou Augustin par exemple qui renoncèrent pour le Christ à toute sexualité. Et la fausse innocence, l’abolition de tout tabou prêché aujourd’hui par la pornographie leur apparaîtraient certainement comme un véritable naufrage métaphysique et culturel, comme une sorte d’enfermement collectif dans le refus de toute rédemption de la chair. Les États-Unis, laboratoire de l’expérimentation pornographique Le silence de nos hommes politiques, de nos responsables religieux, de nos poètes, en dit long sur l’état spirituel et culturel de la nation. On ne manquera pas de faire une comparaison avec les États-Unis où le problème de la pornographie a fait l’objet d’un vaste et vigoureux débat national et d’un rapport de 1 500 pages établi par Edwin Meese de l’administration Reagan. Les conclusions du rapport Meese sont à l’opposé d’un rapport optimiste présenté voilà quelques 17 ans, avant le déferlement massif de la pornographie outre-Atlantique. La « Commission sur l’obscénité et la pornographie » (tel était son nom) avait en effet conclu, en 1970, à l’innocuité totale du phénomène alors naissant. Mieux, elle lui avait trouvé des aspects positifs : la pornographie, disait la commission, peut servir d’exutoire à certains fantasmes criminogènes, peut déculpabiliser la sexualité et jouer un rôle éducatif. Il faut dire qu’à l’époque, on trouvait encore fort peu de hard-core sur le marché de la pornographie. Mais à la faveur de ce rapport complaisant, il y eut un éclatement, dans les années 70, de l’obscénité aux USA. Quelques chiffres ne seront pas de trop, ici, pour nous aider à saisir l’ampleur du phénomène. On comptait en 1983 quelques 80 revues du genre Playboy ou Penthouse ; 18 000 points de vente pour des publications obscènes ; 800 théâtres pour adultes, et douze chaînes de télévision pornographiques. 20 % parmi les six millions de vidéocassettes en circulation sur le territoire américain étaient de la pornographie. Toujours en 1983, les téléphones roses new-yorkais pouvaient se flatter de quelques 500 000 appels quotidiens ! Les socialistes français veulent-ils rattraper le géant américain ? Quel fut le résultat, aux États-Unis, de cette massification de la pornographie ? Le premier résultat fut une escalade très rapide dans le sens de la déviation et de la perversion sexuelles. Le nu intégral devient, en effet, rapidement banal. C’est ensuite la représentation d’accouplements normaux qui est frappée d’insignifiance, de fadeur. Pour continuer à susciter un trouble et un émoi chez le consommateur, il devient nécessaire de lui offrir une représentation aussi crue que possible des fantasmes les plus obscurs : triolisme, sadomasochisme, sodomie, pour ne citer que les plus raisonnables. Par des cris et des grimaces exprimant une jouissance extrême, les acteurs auront vite fait de dévaluer, aux yeux du consommateur, une sexualité plus classique. Le premier résultat de l’idéologie pornographique est donc de déstabiliser peu à peu les rapports naturels de l’être humain avec sa propre sexualité. La sexualité finit par devenir une fin en soi, comme la drogue ; elle engloutit peu à peu le consommateur dans la spirale de la dépendance. La pornographie crée de nouveaux besoins, de nouvelles curiosités et ce faisant, elle incite ses adeptes à abandonner une sexualité normale, « sans relief ». De nombreux témoignages cités par le rapport Messe confirment cette désagrégation quasi schizoïde de la sexualité : tétanisé par ses lectures et spectacles pornographiques, l’homme s’enferme peu à peu dans un univers masturbatoire, perdant tout intérêt pour son épouse, ses enfants, les responsabilités de la vie familiale et affective. La pornographie est à l’origine, directement ou indirectement, de nombreux divorces aux États-Unis. Elle favorise la progression de l’homosexualité, de la bisexualité, de la sodomie, et donc elle contribue à la prolifération du sida. Massacres en direct Le rapport Meese a également établi une relation entre la pornographie et la criminalité, « douce » ou hyper violente. C’est ainsi que l’on a recensé aux États-Unis quelques 260 publications de pornographie enfantine. Le scénario habituel est d’une banalité terrifiante : des adultes commencent par montrer à des enfants plusieurs films pornographiques. Puis ils abusent de ces mêmes enfants et les font ensuite tourner dans leurs films, avec des adultes. Il n’est pas difficile d’imaginer les conséquences de ces pratiques sur le développement ultérieur de ces enfants. Le rapport Meese souligne par ailleurs la corrélation entre la pornographie et l’accroissement des viols. Il s’agit là d’un démenti flagrant à l’argument qui voyait dans la pornographie un exutoire à des tendances criminelles. Lors de son témoignage devant la commission Meese, Ken Langing, spécialiste de la pornographie au FBI, a souligné que, dans de nombreux cas de viols avec meurtre, le coupable était propriétaire d’un abondant matériel pornographie. Des statistiques montrent par ailleurs une nette augmentation des viols dans les États où la vente de magazines pornographique est la plus forte. Les violeurs ont d’ailleurs avoué, dans 40 % des cas, qu’ils s’inspiraient de scènes pornographiques avant ou pendant la commission de leur crime. Mais sans doute avons-nous la preuve la plus définitive, et la plus terrifiante, de l’enchaînement qui conduit inéluctablement du sexe à la violence dans ce que l’on appelle, outre-Atlantique, le snuff. Ce vocable désigne des films pornographiques où les actrices, après avoir été humiliées de la plus abjecte manière, sont littéralement exterminées en direct. Plusieurs scandales ont déjà éclaté, avec la découverte de cadavres ensevelis près des lieux où ces horribles massacres avaient été filmés. L’obscène et le sacré Pour répugnant et révélateur que soit ce dernier exemple, il ne nous donne pourtant pas la véritable mesure de ce que signifie véritablement la pornographie. La pornographie est plus qu’un phénomène social, psychologique ou culturel. Et les critères moraux ne sont pas suffisants pour véritablement cerner la gravité du mal qu’elle représente. Pour exorciser le noyau du mal dans la pornographie, il convient de se hisser à la hauteur d’une vision spirituelle et métaphysique de ce problème. Il convient, en premier lieu, si l’on veut éviter de relativiser et de banaliser ce phénomène, d’en comprendre l’essentielle nouveauté. La pornographie actuelle dénote une mutation décisive dans les rapports de l’être humain avec la signification de sa propre sexualité. En fait, l’obscénité a toujours existé, dans toutes les cultures semble-t-il, mais c’est la première fois qu’elle s’affranchit de toute référence métaphysique, de toute allusion au sacré. Cela mérite quelques explications. Les premières traces évidentes d’obscénité, de pornographie si l’on veut, nous les trouvons sur les parois des grottes de Lascaux. Des images de phallus et d’accouplement traduisent l’inquiétude des premiers hommes devant le mystère de la sexualité, et donc le besoin de représenter, d’exprimer ce mystère pour tenter probablement de s’en rendre maîtres. Sans doute, les premiers êtres humains avaient-ils la conscience déjà aiguë de leur similarité avec les animaux de la nature mais, en même temps, de leur essentielle différence. La liberté, la conscience, le besoin de comprendre et de parler introduisent en effet une faille ontologique : l’être humain est conscient d’avoir été engendré, mis au monde et de devoir mourir un jour. Par la représentation des organes génitaux, de l’accouplement et de la maternité, les êtres humains primitifs tentaient probablement de déchiffrer la signification de leur présence étrange dans le monde. C’est pour nous le début de la culture. Nous trouvons du reste la même alliance de l’obscène et du sacré dans la plupart des cultes antiques de la fécondité, dans la pratique de la prostitution sacrée, qui était courante dans les pays du Moyen-Orient et dans certaines religions à mystères de l’ère préchrétienne. Ce serait un grave contre-sens, en tout cas, de voir dans cette obscénité antique une sorte de naturalisme innocent à naïf avant l’introduction par le christianisme d’une morale sexuelle. Cette obscénité traduisait certainement au contraire une vive inquiétude des peuples antiques vis-à-vis de la sexualité et de son ambivalence. Le christianisme a libéré l’être humain de l’éros Le propre du christianisme est d’avoir en effet désacralisé la sexualité pour pouvoir la sanctifier. Avant l’avènement de la révélation chrétienne, la pensée religieuse n’était pas parvenue à dissocier, dans la sexualité, la part de l’ombre et la part de la lumière ; la part du pur et de l’impur ; de la vie et de la mort. La sacralisation aboutissait à placer le pur et l’impur sur un pied d’égalité comme s’il s’agissait de deux divinités complémentaires et qu’il revenait à l’être humain de sacrifier simultanément à l’une et à l’autre, d’honorer l’une sans offenser l’autre et vice-versa. Une autre forme de sacralisation, plus intellectuelle, mais tout aussi dangereuse conduisait Platon à dissocier l’amour purement spirituel, désincarné, qui mène à la connaissance, de l’amour charnel, lot de l’âme infortunée condamnée à être tourmentée par la corruption des désirs corporels. La révélation chrétienne fut, de ce point de vue, une fantastique libération de l’être humain. Alors que la pensée mythique faisait du conflit pur/impur un conflit ontologique au sein même de la condition humaine marquée par la dualité entre l’esprit et la chair, le christianisme en fit un conflit historique, en opposant la situation béatifique originelle de l’être humain avant la chute, dans le jardin d’Éden, et la situation ultérieure marquée par la concupiscence après la venue du péché dans le monde. Autrement dit, le christianisme établit une ligne de démarcation non plus ontologique, encore une fois, mais historique entre l’ordre originel de la création d’une part, et l’ordre historique de la chute, d’autre part. En présentant le couple origine comme image directe de Dieu et l’alliance conjugale comme une métaphore de l‘alliance que constitue l’acte même de la création, la Bible célèbre l’excellence et la sainteté de cette dernière, alors que le monde antique voyait dans le monde créé quelque chose d’essentiellement corrompu. Le monde antique confondait création et chute, alors que la Bible les dissocie radicalement. D’où vient, alors, que l’on dépeigne souvent le christianisme non point comme libérateur, mais comme oppresseur de la sexualité humaine ? D’où vient l’idée qu’il aurait arraché l’éros à son innocence primitive, à sa fraîcheur pour le culpabiliser avec cette abominable notion d’un péché originel héréditaire ? En fait, ce que l’on reproche à la foi chrétienne, c’est tout simplement d’avoir libéré l’être humain pour le placer devant ses responsabilités spirituelles et morales, face à l’amour. Le christianisme a éclairé la dialectique de la liberté et de l’amour. D’origine divine, l’amour n’est pas lui-même un dieu aux caprices duquel l’être humain devrait se soumettre en perdant le contrôle de sa liberté. L’amour est un don de Dieu auquel l’être humain doit s’ouvrir librement pour la gloire du Créateur et pour sa propre sainteté et celle d’autrui. Le péché et la servitude commencent quand l’être humain se comporte face à l’amour de manière égocentrique, et non plus théocentrique. Le la gnose à la poésie érotique Nous avons souligné plus haut combien l’idéologie pornographique actuelle était une aberration du point de vue de la culture française. Il s’agit maintenant de comprendre pourquoi à la lumière de la douloureuse expérience romantique et de ses prolongements dans le symbolisme, l’hermétisme et le surréalisme. Ces courants de la littérature française se caractérisent tous, en effet par une réaction contre la conception chrétienne de l’amour et de la sexualité et par une résurgence de la sensibilité gnostique : sublimité de l’art poétique et abjection – mais abjection nécessaire et comme telle assumée – de l’amour charnel. Or, nous le verrons, c’est l’échec tragique de ce courant poétique qui rend d’autant plus consternant le triomphe – provisoire il faut l’espérer – de la pornographie. Dans le romantisme, l’accent est mis sur le coup de foudre comme expérience tout à la fois amoureuse, spirituelle et littéraire. Dans le coup de foudre, deux êtres se découvrent soudain « seuls au monde » et l’un pour l’autre. Il s’agit d’une expérience à deux de l’Absolu où les frontières du « moi » et du « toi » se trouvent soudainement abolies. Et le poète s’efforce de dire, d’exprimer d’une manière universelle cette expérience foudroyante, indicible et totalement subjective. Dans le romantisme, le « je » qui aime doit aussi être le « je » qui écrit, qui tente d’exprimer dans le langage une émotion infinie. Autrement dit une émotion infiniment personnelle, subjective, de l’être humain mondain, de l’être humain biographique, si l’on préfère, doit fonder ou légitimer l’excellence, l’intemporalité, l’absoluité de la parole poétique proférée par cet être humain. Il s’agit d’une révolution capitale dans la question de la légitimité de l’œuvre d’art. Jusqu’à présent, en effet, le poète avait reçu l’inspiration créatrice d’en haut (de Dieu, ou des muses) et non point pour dire « je » mais pour dépeindre, de manière objective, les grandes passions, nobles ou ignobles d’autrui, de l’humanité. Le romantisme est la tentative impossible de s’emparer de l’Absolu, de devenir l’Absolu par l’infini du sentiment amoureux et par le dire de cet infini dans les mots. Il s’agit en vérité d’une impossibilité non pas seulement logique, mais culturelle. Chrétienne, en effet, est l’expérience du cou de foudre où les amants sont soudain « seuls au monde » et « l’un pour l’autre ». Il s’agit en effet d’une expérience mystique de communion des personnes où les amants redeviennent, dans une ineffable communion intersubjective, Adam et Ève à l’image de dieu, c’est-à-dire toute l’humanité. Cependant, le romantisme supprime aussitôt cette communion dans la mesure où il refuse d’honorer la transcendance qui la rend possible et attribue l’intensité de l’amour au panthéisme du moi. Se laissant griser par l’ivresse illuminatrice de l’amour, le poète romantique est conduit à sacraliser et adorer son propre moi puisque celui-ci est soudain la source à la fois d’un amour surhumain et d’une parole sublime, inspirée. Il est conduit également à sacraliser la personne aimée, qui devient un dieu ou une déesse. Le dérèglement de tous les sens Le poète romantique est alors rapidement conduit à de graves contradictions existentielles. Sa nostalgie d’un amour infini entre l’homme et la femme nous semble, encore une fois, d’inspiration chrétienne. Mais le romantique, refusant d’admettre son péché et de parvenir par une ascèse chrétienne à l’illumination amoureuse, se trouve ramené au dualisme préchrétien caractéristique de la pensée gnostique. Car les contradictions qu’il rencontre entre les promesses subliment du coup de foudre et les médiocrités de l’amour au quotidien, entre l’idéal poétique et la réalité prosaïque, le ramènent très rapidement aux fatalités du monde antique. Le thème chrétien de la chute est alors remplacé par le même thème de la chute, mais dans sa version gnostique : c’est-à-dire que la création elle-même, ou l’incarnation, est une chute. Le moi a jadis été « en Dieu », dans le sein même de l’Absolu et il se trouve temporairement emprisonné dans le tombeau de la chair. C’est Lamartine, s’écriant : « Borné dans sa nature, infini dans ses vœux L’homme est un dieu tombé, qui se souvient des cieux. » Le poète n’a d’autre recours que de s’abandonner passivement à toutes les passions, celles-ci étant sa destinée dans le plan divin en même temps que la source d’inspiration de son œuvre. Baudelaire reprendra ce thème, mais en le rendant plus complexe encore du fait de sa lucidité, de son désenchantement, qui lui font douter de tous les mensonges du romantisme. Le gnosticisme de Baudelaire y gagne du reste en vigueur : « Qu’est-ce que la chute ? Si c’est l’unité devenue dualité, c’est Dieu qui a chuté. En d’autres termes, la création ne serait-elle pas la chute de Dieu ? », écrit-il dans Mon cœur mis à nu. Chez Baudelaire, le dualisme n’est plus subi, il est assuré et voulu comme condition nécessaire à l’élaboration lucide et consciente de l’œuvre poétique : le Verbe doit rédimer le poète tandis que l’être humain s’abandonne aux fêtes tristes de la chair. C’est au fond la même démarche mais poussée jusqu’à l’extrême qui conduira plus tard le jeune Rimbaud à préconiser le « dérèglement de tous les sens » comme condition d’accès à l’illumination, à la voyance. Au lieu de s’abandonner passivement aux transports de son cœur, comme le poète romantique, Rimbaud s’immerge volontairement dans les expérimentations les plus tabous pour parvenir à l’Absolu et le fixer dans les mots. Son expérience tragique sera reprise ensuite par les surréalistes. Avec eux l’on passe tout simplement du « cœur » comme fondement de l’activité poétique, à l’inconscient qui doit dicter le texte dans un état de transe. La pornographie est un phénomène nouveau Toutes ces expériences poético-érotiques doivent être citées si l’on veut comprendre et analyser un phénomène tel que la pornographie. La relation entre sexualité et parole est en effet l’une des clés de l’anthropologie. Depuis l’aube des temps, semble-t-il, la sexualité révèle l’être humain à lui-même et le situe face à l’Absolu, face aux questions essentielles de la vie et de la mort. Or cette expérience si décisive, l’être humain éprouve l’irrépressible besoin de la dire, de la représenter, de la fixer dans des images ou les mots. Depuis l’aube des temps, le sexuel et le poétique ont été intimement liés à une recherche du sens et de l’Absolu. Car il ne s’agit pas seulement pour l’être humain de dire sa sexualité, il lui faut aussi et surtout accueillir les précieuses révélations de l’Absolu et les graver dans les mots. Le romantisme et ses prolongements érotico-poétiques ont tenté de rompre le lien immémorial de la sexualité avec le sacré en plaçant l’Absolu en l’être humain lui-même : dans son cœur, dans ses « visions », finalement dans son inconscient. Toutes ces tentatives qui cherchaient par ailleurs à retrouver une illusoire innocence « préchrétienne » n’ont fait qu’ouvrir des abîmes ou l’être humain s’anéantit sans espoir de pardon ni de rédemption. D’aucuns pourraient voir dans la pornographie actuelle l’aboutissement de cette démarche ; à certains égards, la scène pornographique actuelle est en effet une résurgence de certains rituels gnostiques, lesquels n’étaient autres que de grandes orgies avec prédominance de la sodomie. On y trouve une quasi-obsession du phallus et des organes génitaux qui, s’il faut croire E. de Faye, caractérise les cosmogonies et théogonies gnostiques. On peut lire également dans l’indifférenciation sexuelle des films pornographiques une réminiscence de l’androgynie, un thème également caractéristique de la gnose. Il y a, néanmoins, une différence capitale : la conscience aiguë du mal métaphysique hantait les gnostiques et à leur suite, tous les poètes maudits de notre littérature érotique ont redécouvert, souvent de la manière la plus douloureuse, la réalité du mal dans la vie de l’être humain. Or un tel horizon est totalement absent de la production pornographique contemporaine. « Nos sociétés, écrit fort justement Gilles Lapouge, sont probablement uniques en ce que, pour la première fois, elles se regardent continuellement en train de faire l’amour, non seulement sans y apporter le moindre jugement ni la moindre valeur, mais presque en effaçant toute différence entre les diverses variétés de l’activité d’amour. » La mutation d’un « sexe sans qualités » La pornographie actuelle est donc un culte sexuel dépouillé de toute ornementation « religieuse » ou en tout cas métaphysique. Ses acteurs ne sont pas les officiants sacerdotaux de quelque culte ou démon, de quelque messe noire, et l’on peut donc parler d’un satanisme « protestant » où chacun a un accès libre et individuel à son enfer personnel, sans recours à un médiateur symbolique. Cette « protestanisation » ne cesse d’ailleurs de s’accroître, avec le développement de la vidéo, des téléphones et minitels pornographiques, de la damnation personnalisée. Mais ce satanisme devient de plus en plus un satanisme « athée », où l’être humain devient son propre diable laïque, intériorisant l’enfer à petites doses cliniques. Nous allons vers un enferment absolu de l’être humain dans le nihilisme. « À travers le discours pornographique d’aujourd’hui, précise Gilles Lapouge, la sexualité elle-même change de statut. Elle n’est plus le lieu du mystère et de la fièvre, du péché ou de la honte (…) là se dissipe toute personnalité, s’efface l’idée que nous nous formons du désir et de la loi, du péché et du code, et peut-être plus secrètement, de notre propre histoire. La pornographie des films X ou des sex-shops – et dans l’ombre, la sexualité qu’elle dit – nous entraîne du côté de ce zéro absolu que Nietzsche reconnaissait comme annonciation du nihilisme. Nous entrons dans le temps d’un « sexe sans qualités ». L’histoire dira si la France, patrie enviée de l’amour et de la poésie, aura décidé de se lancer suicidairement dans cette mutation imbécile d’un sexe sans qualités où si elle saura faire appel, avant qu’il soit trop tard, à ses créateurs, pour promouvoir une véritable révolution de l’amour. Cette révolution passera nécessairement par une redécouverte du sens chrétien de l’amour et par un effort pour méditer la signification métaphysique de la sexualité qui se dégage de la Bible.
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J.-P. Gabriel, Le modèle conjugal de l'Occident peut-il survivre ?
CAUSA - Magazine politique et culturel bimestriel N° 14 mai - juin 1987 « La famille en crise » Article de Jean-Pierre Gabriel Le modèle conjugal de l’Occident peut-il survivre ? La détérioration du mariage chrétien traditionnel, qui s’est poursuivi sans discontinuer depuis le siècle des Lumières et la Révolution française, entre dans sa phase finale. Nous en sommes aujourd’hui au point où le modèle du couple marié avec ses enfants n’est plus la norme de la société, comme cela avait été le cas pendant des siècles, mais simplement un choix parmi tout un éventail de modes de vie et de comportements sexuels à choisir à la carte. Une évolution qui pose la question de la survie même de la société occidentale. Comme le reconnaissent les sciences humaines, la famille est le lieu privilégiée de transmission des valeurs et de la culture en général. Noyau dur, central de la société où le petit d’homme fait la découverte de l’amour, l’apprentissage des relations humaines et l’acquisition du bagage culturel qui lui permettront de vivre parmi ses semblables, la famille est une réalité incontournable. Tous les utopistes et autres champions de la table rase qui l’ont ignoré s’y sont cassé les dents, depuis les promoteurs des communautés socialistes du siècle dernier qui voulaient mettre les femmes en commun jusqu’aux premiers bolchevistes qui avaient programmé l’abolition de l’institution matrimoniale. L’institution familiale à la dérive Comme le montrent notamment, à partir de données chiffrées, les analyses anthropologiques d’Emmanuel Todd, la structure de la famille est l’élément dominat, le plus stable et le plus permanent, plus déterminant même que la langue, dans l’évolution d’une société. Selon les conclusions de son ouvrage écrit en collaboration avec Hervé Le Bras, L’Invention de la France la structure des familles permet de définir des entités régionales – Nord, Aquitaine, façade méditerranéenne, Burgondie, péninsule bretonne, Est alsacien, pays situés au Nord de la Loire – qui réapparaissent, inlassablement, dans les cartes démographiques et politiques. Ainsi pouvons-nous encore repérer aujourd’hui, d’après la structure des familles dans ces diverses régions, les groupes humains qui ont peuplé le territoire national entre l’époque néolithique et celle des grandes invasions. « La répartition dans l’espace, commentent les deux auteurs, des types de familles, des modèles de mariage, des naissances naturelles, du travail féminin, de la violence, de la fécondité des couples, révèle la persistance, au terme de 1 500 ans de bouleversements historiques, économiques, administratifs, de structures anthropologiques distinctes. Les systèmes de parenté résistent aussi bien à l’usure du temps que certains éléments radioactifs comme le radium 226, dont la période (demi-vie) est de 1 620 ans. » Pour illustrer la résistance des comportements familiaux à l’épreuve du temps, Todd et Le Bras citent encore les études récentes de Peter Laslett sur l’illégitimité. « Surpris par la permanence géographique des poches de naissances ‘naturelles’ en Angleterre, Laslett fut amené à reconstituer de véritables généalogies villageoises de l’illégitimité, les bâtards se succédant dans les mêmes lignés au long des générations. L’illégitimité est reproduite automatiquement, sans qu’un mot soit prononcé, sans qu’une théorie soit élaborée, parce qu’elle est, dans certaines familles plus que d’autres, considérée avec laxisme. » En d’autres termes, les comportements familiaux sont les plus profondément enracinés des comportements sociaux. Leurs mécanismes inconscients de reproduction peuvent franchir allègrement les siècles. Mais, si un élément déviant intervient, il est tout aussi susceptible de se reproduire et de perdurer. Et, avec ses équilibres familiaux, c’est toute la stabilité d’une société qui est remise en cause. Nous mesurons là la gravité de la crise qui nous frappe aujourd’hui où tout un ensemble d’usages et de coutumes qui avaient été mis en place depuis des siècles est en train de s’effriter sous nos yeux. L’institution de la famille n’est même plus violemment contestée comme à l’époque où André Gide s’écriait : « Familles, je vous hais ; foyers clos ; portes refermées ; possessions jalouses du bonheur. » Car elle ne semble plus offrir un môle de résistance capable d’endiguer les forces de dissolution qui se déchaînent. Les enjeux du déclin démographique Rien davantage que les courbes démographiques ne met en évidence la décomposition de l’institution familiale. Vers la fin des années 60, on voit non seulement la croissance de la population cesser dans l’ensemble des pays de souche européenne, mais la courbe progressivement s’inverser. En 1969, on entre dans la zone rouge du non-renouvellement de la population[1] (2,10 enfants par femme) en Suède ; en 1971, c’est le tour de l’Allemagne. Les autres pays industrialisés suivront la même voie, dont la France en 1974. Le maintien de cette tendance nous donne d’effarantes projections vers l’avenir. En 2080, l’Allemagne Fédérale passerait de 62 à 17 millions d’habitants (s’il y a stabilité de la fécondité au niveau actuel) ou même 10 millions d’habitants (si le reste de l’Allemagne s’alignait sur les provinces les plus touchées). En d’autres termes, l’hécatombe qui menace les pays de civilisation européenne tout comme l’Allemagne serait d’une ampleur plus importante que les vagues de peste médiévales qui, en un siècle, ont fauché près de la moitié de la population européenne et abouti à un recul général de la civilisation. Car l’enjeu de cet effondrement démographiques est bien plus qu’une question de chiffres. Comme l’a parfaitement montré Pierre Chaunu, « pour l’historien, l’indicateur démographique constitue la jauge, la ligne de vie, la ligne de flottaison » d’une société. Comme l’illustre l’exemple de l’Empire romain, il y a globalement concomitance entre le déclin d’une civilisation et déclin de la courbe démographique. La décadence et l’effondrement du monde et de la civilisation antiques, c’est, d’abord, et presque essentiellement, la déchirure des mailles d’un réseau de peuplement. À partir des années 166-180 après J.-C., l’Empire romain est entré dans une spirale implosive qui l’a conduit au ve et vie siècles à une population qui n’était plus de 20 % des niveaux de départ. Ce qui est notamment compromis dans un tel processus est la transmission de la culture qui ne peut plus se faire. Déclin culturel et déclin démographique sont irrémédiablement liés. La détérioration du mariage chrétien à l’origine de la dénatalité Le cas de la France mérite un examen particulier, car, malgré le redressement provisoire de se courbes de natalité vers le milieu du xxe siècle, elle a ouvert la voie du déclin pour les autres pays européens. Analysant le xviiie siècle, Fernand Braudel remarque que « la contraception a pénétré les mœurs françaises particulièrement tôt, si l’on songe à la chronologie des mêmes processus en Europe. Aux historiens de l’expliquer comme ils voudront, l’évolution des pratiques se précipite littéralement avec la Révolution française si, de toute évidence, elle n’a pas commencé avec elle. » À l’origine du phénomène, on distinguera deux phases : une phase lente de 1680 à 1790 où l’on voit insensiblement de petits groupes humains adopter un comportement démographique très différent de la moyenne : la haute noblesse de cour, d’une part, qui passe de près de sept enfants à deux enfants par couple en un peu moins d’un siècle ; certaines catégories particulières ensuite, comme les vignerons, paysans parcellaires ultra individualistes, qui créent des taches micro-régionales de malthusianisme précoce. La phase rapide du processus aura pour détonateur la Révolution française qui voit la généralisation d’un malthusianisme hédoniste qui passer le nombre moyen d’enfants par couple français de cinq à moins de deux. Le mouvement de rupture commence en 1790, par une véritable explosion de comportements, de restriction brutale, quasiment névrotique de petites minorités. On assiste à une multiplication de mariages précoces qui sont des mariages hédonistes se désintéressant de la procréation. La répercussion de ce phénomène s’observe avec un effondrement net de la courbe de la fécondité entre 1797 et 1801, constaté par une enquête de l’INED. Mais comment interpréter le précoce refus de descendance qui se manifeste en France avant partout ailleurs ? L’évolution de la pensée de Fernand Braudel sur ce point est assez remarquable. À l’origine, l’auteur de La Méditerranée était partisan d’une interprétation économico-démographique de type « matérialiste », selon laquelle le phénomène serait dû à une surpopulation chronique de la France en fonction de ses ressources. Mais, sans complètement abandonner sa théorie, il avoue avoir été progressivement gagné aux thèses adverses de type culturel ou « idéaliste » d’Alfred Sauvy. Selon le grand démographe, la restriction des naissances en France est plutôt la conséquence d’une libération des hommes des contraintes, de l’enseignement et du joug de l’Église. Dès le milieu du xviiie siècle, les ecclésiastiques avouent avoir le plus grand mal à obtenir de leurs fidèles le respect de la doctrine de l’Église sur la contraception, comme le témoigne Mgr Bouvier, évêque du Mans, en 1842. C’est donc la détérioration du mariage chrétien traditionnel, déjà en cours durant le siècle des Lumières et précipitée sous la Révolution française, qui serait à l’origine du ralentissement démographique précoce de la France. La France médiévale, laboratoire du système familial occidental Cette désaffection est d’autant plus significative que c’est dans le laboratoire de la France du Nord qu’entre l’An Mil et le début du xiiie siècle s’installent les règles et les rites du mariage chrétien. C’est là, dans le territoire contrôlé par le roi capétien, que se met en place un système familial qui est la marque la plus profonde de la société d’Occident, et qui achève de se délabrer sous nos yeux. L’élaboration de la doctrine officielle de l’Église en matière de mariage remonte à Saint Augustin, à l’orée du ve siècle. Mais cette doctrine basée sur les préceptes évangéliques n’avait pu vraiment se concrétiser dans une pratique coutumière durant les siècles suivants, à cause de l’absence d’une assiette sociale stable. Ce n’est qu’au xie et xiie siècles, période de christianisation effective de la société occidentale, que se constituèrent un modèle de conjugalité et un système familial qui en sont l’émanation. C’est alors notamment que fut institutionnalisé le sacrement du mariage. Les grands principes du système augustinien se résument comme suit : supériorité de la virginité sur le mariage ; caractère divin de l’institution du mariage dont la finalité est la procréation ; tolérance de l’acte sexuel dans le mariage ordonnée à la procréation ; condamnation des rapports en dehors du mariage (rapports pré-maritaux et adultère) et des pratiques déviantes (homosexualité, inceste) ; interdiction de tous les procédés susceptibles d’entraver la procréation. On pourra toujours épiloguer sur le fait que reconnaitre la supériorité de la virginité, comme le fait saint Augustin, est potentiellement culpabilisateur pour ceux qui ont choisi le « moindre mal » du mariage, mais il n’en demeure pas moins que la doctrine augustinienne est profondément équilibrée par rapport à la logique mortifère des sectes hérétiques qui condamnaient la transmission de la vie et cautionnaient souvent la recherche du plaisir dissocié des fins de procréation. Les vertus du modèle familial chrétien Innovation majeure de l’époque de la chrétienté rayonnante : la pratique du mariage tardif qui oblige les jeunes gens à un investissement ascétique semblable à celui des moines. De cette pratique, qui distingue la chrétienté latine des autres sphères de civilisation où le mariage pubertaire est généralisé, la société d’Occident tirera le meilleur d’elle-même, nous assure Pierre Chaunu : « Outre les vertus cérébralisantes de l’ascèse sexuelle généralisée, le mariage tardif a permis les plus forts investissements éducatifs et une évolution vers un statut meilleur, moins inégalitaire de la femme. » Il faut savoir effectivement, poursuit l’historien, que notre espèce l’homo sapiens sapiens, a perdu les dernières conduites instinctives que les archanthropes avaient sans doute conservées. Entre autres particularités placées en lui par la nature, « l’être humain est beaucoup plus profondément sexué que n’importe quel être vivant. L’appel de notre être vers l’être complémentaire, l’autre moitié de nous-mêmes, est d’autant plus poignant que notre gros cerveau (qui, avec ses 1011 neurones et 1015 synapses, est un objet plus complexe qu’une galaxie de 1011 étoiles qui n’aurait pas donnée naissance à la vie) nous offre dans l’ordre de l’ubris, du sapiens-demens, comme aime dire Edgar Morin, une infinité de fuites, de projections, de transpositions. L’érotique est donc intimement mêlé à toute expression artistique. L’érotique doit être contrôlé. Il en va de notre équilibre, de notre bonheur et des possibilités de jouissance que nous offre cette structure fragile de notre être. L’érotique est le secteur privilégié presque caricatural de l’auto-étouffement. Les débordements sexuels sont donc un symptôme presque constant des phases de décadence. » On pense ici au monde antique finissant qui, à force d’explorer les voies du plaisir dans toutes les directions, aboutit au collapsus interne. Or notre civilisation hédoniste où la satisfaction du désir est devenue une fin en soi n’a rien à envier à la Rome décadente. Le « droit au plaisir » prioritaire a donné lieu à une prolifération de modes de vie parallèles qui menacent de rendre minoritaire le modèle jusqu’alors universel du couple marié stable avec ses enfants. Le modèle conjugal classique doit-il devenir minoritaire ? Dans la société américaine où s’observent beaucoup de tendances que l’on retrouve quelques années plus tard en Europe, c’est la question de la survie même de l’institution matrimoniale qui se pose. Les statistiques de l’État de Californie, laboratoire avancé de toutes les expérimentations sociales aux États-Unis, montrent que tout mariage contracté a plus de chances de s’achever en divorce que de perdurer. L’homosexualité touche déjà 30 % de la population adulte de San Francisco. Quant aux mères célibataires, elles donnent naissance à 16 % des enfants au niveau national. Dans la communauté noire, le phénomène prend l’ampleur d’un véritable fléau avec un taux de 53 % d’enfants sans père. Dans l’ensemble des pays occidentaux, on constate, à diverses manifestations, l’érosion du modèle de conjugalité classique. La pratique du mariage tardif hédoniste, à ne pas confondre avec le mariage tardif ascétique d’inspiration chrétienne, se généralise. Le concubinage en France touche maintenant un million de couples qui donnent en moyenne vingt fois moins d’enfants que les couples mariés. La cérémonie devant monsieur le Maire est de moins en moins ressentie comme une nécessité sociale. C’est donc non seulement l’institution du mariage chrétien que nous voyons s’effondrer devant nous, mais celle du mariage civil. Quant aux couples mariés, ils sont de plus en plus nombreux à refuser toute descendance, comportement qui aurait été jugé aberrant dans la société traditionnelle. En République Fédérale d’Allemagne, 30 % des couples mariés sont dans ce cas. Ainsi nous en arrivons au point où le modèle du couple marié avec enfants n’est plus la norme de notre société, comme cela avait été le cas pendant des siècles, mais simplement un choix parmi tout un éventail de modes de vie et de comportements sexuels à choisir à la carte. Le dénominateur commun de tous ces autres modèles, c’est la recherche individualiste du plaisir absolument dissocié de la transmission de la vie, une logique de stérilité et, n’ayons pas peur de le dire, de mort. En outre, le modèle conjugal n’est pas pour autant exempt d’obstacles quand il doit transmettre la vie, puisque le couple moderne dispose maintenant de techniques anticonceptionnelles totalement efficaces. Contraception, avortement et stérilisation éliminent la moindre part de risque dans la conception de l’enfant. En d’autres termes, la programmation de la vie se fait désormais par une décision froide et cérébrale qui brise les mécanismes secrets de corrélation entre le psychique et le physiologique, d’équilibre entre l’esprit et le corps. Avec la révolution contraceptive, la boucle est bouclée qui aboutit à une dissociation systématique de la sexualité, de l’amour et de la transmission de la vie, qui formaient un tout indissociable dans la conception chrétienne. C’est donc l’être humain au plus profond de lui-même qui est atteint et non seulement le modèle social de la famille. L’inflation pornographique en France En filigrane de la crise de la famille, nous trouvons une crise morale qui, en France, prend des proportions particulièrement préoccupantes. Selon l’enquête européenne conduite par Jean Stoetzel, notre pays se situe en tête de tous les pays de la CEE pour l’indice moyen de permissivité sur vingt-deux comportements habituellement jugés immoraux (vol par rétention, aventure entre personnes mariées, homosexualité, corruption, usage de drogue, vol temporaire de voiture, rapports sexuels entre mineurs, etc.) Pour le respect des prescriptions du Décalogue, qui a servi de fondement moral à l’Occident depuis deux millénaires, la France est avant-dernière, dépassée seulement par le Danemark. Et, de fait, les signes inquiétants se multiplient dans notre pays. L’inflation pornographique y a pris des proportions sidérantes, notamment dans le domaine publicitaire, laissant loin derrière d’autres pays qui pourtant « en ont vu d’autres ». Nous en sommes au point, inimaginable il y a quelques années, où des affiches représentant des attouchements lesbiens pour vanter les mérites d’un nouveau magazine Le Point « la publicité donne de la France l’image d’un pays obsédé par le sexe. Ordinateurs lubriques (Rank Xérox), café aphrodisiaque (Carte Noire), bouteille d’eau minérale qu’une caresse décapsule (Perrier), cognac invitant à ‘audace ‘ les deux jeunes femmes qui le dégustent sur un canapé (Bisquit). Tous les produits semblent destinés, par nature, à stimuler l’orgasme. Même les pâtes alimentaires. Qu’une voix féminine murmure lascivement une recette au téléphone et voilà, à l’autre bout du fil, l’interlocuteur mâle au comble de l’excitation (Rivoire et Caret). Cette omniprésence érotique sans équivalent dans le monde sidère les étrangers. Récemment, le magazine américain Time lui consacrait un article narquois, sous le titre suivant : ‘Du sexe, s’il vous plaît, nous sommes français’ ». Le pire est que l’érotisation à outrance des messages commerciaux, qui remonte au début des années 80, s’est développée sans rencontrer de résistance dans le public. Il n’y a pratiquement pas eu de protestations au niveau des particuliers et on n’a vu aucun groupe monter au créneau pour dénoncer l’incroyable escalade. La discrétion des autorités religieuses en ce domaine confirme, si besoin est, que notre pays est bien l’homme malade de l’Église. Un discours hédoniste totalitaire Du côté du cinéma, la prolifération ces dernières années des films consacrés à l’homosexualité, à l’inceste et au sadomasochisme semble suggérer que l’on a déjà épuisé les possibilités de stimulation avec les formes de sexualité considérées jusque là comme « normales ». Et là aussi même réaction de passivité de la part du public. Si le moindre petit noyau de citoyens excédés par l’invasion pornographique ose effectivement se manifester, il est immédiatement catalogué parmi les « ligues de vertu » ou « défenseurs de la morale », c’est-à-dire des sinistres et ronchonnants personnages qui se mêlent de donner la leçon aux autres. Accablés sous les quolibets, ils doivent vite battre en retraite. C’est là où nous mesurons à quel point le discours hédoniste est devenu sans doute le plus totalitaire de la société occidentale. Ayant tout envahi, il ne laisse plus de place à aucun autre discours. Les éducateurs (qu’ils soient du secteur privé ou laïque), les prêtres, les parents qui ne partagent pas ses conclusions, sont forcés au silence, laissant les jeunes sans la moindre défense contre les multiples sollicitations de notre société de plaisirs, à l’âge où l’on y est précisément le plus vulnérable. La drogue touche déjà en France 2 500 000 personnes, pour la plupart des jeunes, et, parmi ceux-là, 200 000 en sont déjà au stade de l’héroïne. Quand on sait qu’il faut 1 000 F par jour pour ne pas tomber « en manque » et que les drogués sont prêts à tout pour satisfaire leur besoin (cambriolages, meurtres, prostitution), on peut mesurer la gravité de la situation. Avec le phénomène du rock d’inspiration sataniste dont il est question plus loin dans ce dossier, nous constaterons que la confusion des valeurs en Occident a atteint des sommets difficilement sur passables. Notre société se comporte exactement comme ces mouches de laboratoire sur lesquelles on a pratiqué une opération qui les a dépourvues de tout sens de l’orientation. Elle a perdu jusqu’à l’instinct de survie, ce principe premier de toute sagesse. Nous sommes donc à la croisée des chemins. Arrivés au fin fond, deux solutions s’offrent à nous : nous laisser entraîner par le courant de relativisme moral dont l’histoire nous montre qu’l a toujours été fatal pour les sociétés qu’il a fini par dominer ; trouver la force d’une réaction salutaire qui ferait de la phase de décadence que nous traversons un « reculer pour mieux sauter ». Il n’est pas trop tard pour faire le bon choix, mais les années qui nous séparent de la fin du siècle seront décisives. [1] Il serait intéressant de comparer ces données avec les statistiques d’aujourd’hui, NDE
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